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Danser sur les vagues

Ce 4e opus de Marie-José ABLANCOURT, épouse d'un membre de l'amicale et une des rédactrices dans notre bulletin, peut être acheté soit sur : www.edilivre.com

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La France Mutualiste

Prochaine permanence de France Mutualiste à l'Amicale mardi 16 avril 2024.
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Marie-josée nous ouvre aujourd'hui l'univers des "ONG" qui se consacrent, souvent au péril de leur vie, à sauver, ici au Congo, les victimes de hordes sauvages qui y sévissent. Peu de moyens, manque de tout, leur seule arme : l'amour de l'autre.

« Mesdames, Messieurs, nous commençons notre descente vers l’aéroport de Roissy-Charles De Gaulle où nous atterrirons d’ici 10 minutes. La température au sol est de 8° Celsius. Il pleut... »
La voix de l’hôtesse, vient de le réveiller. Bastien s’étire, son voisin replie son journal. Par le hublot à sa gauche, il aperçoit le sol, les petites maisons alignées régulièrement le long des rues, petits serpents goudronnés, les minuscules carrés des jardins, vertes mosaïques sagement posées les unes à côté des autres. Un paysage si différent de celui qu’il a quitté il y a 7 heures à peine...
Il va reprendre le cours de sa vie, ouvrir la porte de son petit appartement parisien quitté il y a trois mois, balancer son sac dans l’entrée, se jeter sous la douche avec un soupir de bien-être et laisser couler l’eau, chaude, trop chaude, longtemps, trop longtemps. Se laver, comme si en se frictionnant, il enlevait la saleté, l’ignominie de toutes ces horreurs. Si son corps se purifiera doucement, son cerveau, lui, gardera gravé chaque heure, chaque minute, une éternité de souffrances.
Dans la soute, son paquetage. Ses quelques vêtements entassés, et ses T-shirts et blouses au logo rouge et blanc dans le dos. Bastien est un « médecin sans frontières », il rentre de mission au Nord Kivu, mais son coeur est resté là -bas, dans ce dispensaire, la main d’Azziah dans la sienne, leurs larmes au moment du départ...
Bastien avait mûrement réfléchi avant de postuler chez MSF. Il n’est pas homme à agir sur un coup de tête, même si souvent sa famille, ses amis, lui reprochent de ne « faire que ce qu’il veut » sans écouter les conseils ou les mises en garde ! A 32 ans, il est las de sa vie trop bien réglée, rythmée par son service à l’hôpital où il est chirurgien, un peu de sport pour se défouler quand il n’est pas trop épuisé, ce groupe de théâtre dans lequel il joue à être quelqu’un d’autre, des compagnes « épisodiques », des histoires sans lendemain. Une envie de tout bousculer, de tout quitter pour un instant, de redonner « du pep » à sa vie comme il disait, pour revenir plein d’une énergie nouvelle, gonflé à bloc !
Quand il est arrivé, début décembre, au dispensaire de Lubonga, dans la montagne, après 6 heures dans une camionnette, ballotté sur un chemin plein de nids de poule, c’est en enfer qu’il a pénétré... Dans la chaleur écrasante mais humide de la saison sèche, il découvre le camp...
Ici c’est un peu de l’Europe qui se démène pour essayer de sauver ces pauvres gens. Un melting-pot médical où la nationalité importe peu, seule compte la bonne volonté. Une tour de Babel où l’anglais et le français servent de langues universelles. Il y a là un radiologue irlandais, des anesthésistes français et allemands, des infirmières italiennes ou espagnoles et même un logisticien russe. Le matériel vient de partout, chacun apportant autant qu’il le peut, parfois pas beaucoup mais c’est déjà ça. La médecin-chef, Isabelle, une belge, fait visiter les lieux à Bastien.
C’est un grand terrain au sol en terre rouge entouré d’une végétation de savane. Des palmiers à huile, de grandes fougères, beaucoup d’épineux si dangereux aux imprudents qui s’y hasardent pieds-nus et des saccoglottis, des bobous, ces arbres aux troncs difformes si typiques, des hévéas. Le bâtiment hôpital trône en plein milieu, carré, peint en blanc, couvert d’un toit de tôles peu adapté à la chaleur ambiante. Une sorte de galerie en fait le tour, procurant une ombre insuffisante mais bienvenue au plus fort de la chaleur. L’intérieur du bâtiment est carrelé, la salle d’opération, sommaire, un vieux scialytique venu de Suède, une table d’opération récupérée Dieu sait où ! Une armoire à médicaments aux étagères presque vides mais pas tout à fait vides, une chance...
Des petites cases, en terre battue, sans portes servent de logement aux nombreux malades et à leurs familles. Partout des chèvres, la maigre richesse des patients dont ils ne veulent pas se séparer, par peur qu’on les leur vole, errent en bêlant à la recherche d’un bout de carton à mâcher... Au milieu de la cour, une pompe en fonte verte, cadeau d’une ONG, qui ne donne qu’un filet d’une eau boueuse, et cette inscription « l’eau c’est la vie »...
Le personnel médical est logé dans un petit bâtiment en dur mais pas de chambres individuelles, on partage à trois la pièce équipée de trois lits de camp, d’un ventilateur poussif et de moustiquaires. Une douche solaire avec un petit réservoir de 20 litres qu’il faudra économiser, la ville et son confort sont des vestiges de leur ancienne vie. Bastien, lui sera logé avec Rosario, l’infirmier italien et Anton, le logisticien russe. Ça tombe bien, il parle assez bien l’italien, un héritage de ses grands-parents, nés au nord de "la Botte", et d’ailleurs, il est très fier de son patronyme italien ! Pour Anton, ce sera plus compliqué, avec l’anglais, on s’en sortira !
Ça grouille, ça crie, les enfants, ceux qui ne sont pas trop malades, se bousculent, et partout cette odeur. L’odeur des bêtes, des gens, de la maladie, de la misère, de la souffrance, de la mort...ça le prend à la gorge. « Tu t’y habitueras » lui dit Isabelle, « ça fait toujours ça au début ».
Puis, les jours, les semaines, décembre, ont passé, apportant leurs flots de malheureux. La guerre embrase le pays depuis des années. Une sale guerre mais la guerre peut-elle être autre chose que sale ? Une guerre qui oppose des communautés, comme souvent, au nom d’une divinité qui n’en demande pas tant...
Bastien, pendant de longues heures répare les corps mutilés à coup de machettes par des hommes devenus pire que des bêtes, qui frappent avec une ardeur sadique, femmes, vieillard, enfants, au visage, aux bras, aux jambes, partout où le sang peut jaillir des chairs arrachées. Il opère, proche de la nausée, amputant souvent, recousant parfois ce qui peut être sauvé, dans l’odeur putride, de plus en plus écoeuré par l’horreur de ce conflit qui se déroule sous l’oeil indifférent du reste du monde qui se donne bonne conscience en envoyant ici ou là quelques caisses de vivres ou de médicaments qui n’arrivent jamais aux plus démunis...
Les conditions de travail sont rudes. La chaleur est étouffante, le ventilateur ne brasse qu’un air brûlant, les vêtements collent à la peau, les repas pris sur le pouce entre deux interventions, les organismes ébranlés par le changement de vie, l’hygiène relative et surtout, ce sentiment d’impuissance de l’équipe médicale qui grandit en même temps que meurent beaucoup de leurs patients. Ces bébés dénutris, au gros ventre, trop sages, parce qu’ils n’ont même plus la force de pleurer et qu’on voit s’endormir pour toujours, dans les bras maigres de leurs mères. Les pleurs de ces femmes, résignées à devoir enterrer leurs enfants avant qu'ils n’aient vécu. Elles ne savent pas, les pauvres, et heureusement, que dans un autre monde, si loin et pourtant si proche, des enfants souffrent d’obésité, mal d’un siècle où elles survivent en marge.
Bastien et ses collègues, fêtent malgré tout Noël dans ce pays où d’autres croyances prévalent, avec un palmier en guise de sapin et un plat de spaghettis cuisiné par Rosario. On chante quelques chansons de son pays respectif et c’est à ce moment-là qu’elles se présentent à la porte du dispensaire.
Naghen, titubante, tient par la main une petite fille à moitié nue, vêtue seulement d’un grand T-shirt sale. Dans ses bras un bébé, un petit garçon endormi, brûlant de fièvre. Sous sa longue tunique colorée et déchirée, son ventre pointe, gros d’une autre pauvre vie.
Elle ne sait pas quel est son âge, 17 ou 18 ans peut-être ? On ne s’embarrasse pas de ces détails dans son pays ! Son petit garçon, Dahirou, a deux ans mais en paraît à peine un. Dès que le regard de Bastien et celui de la petite fille, se croisent, c’est comme une évidence. Lui, qui n’a pas d’enfant, aime de suite Azziah et elle, l’enfant sans père, cet homme à la peau si pâle. Elle a 6 ans.
Dans ses yeux noirs, toute l’horreur des exactions qui les ont conduites ici pour trouver refuge. Ces hommes brutaux, en uniforme de soldats, sont arrivés un matin dans leur village, là-bas dans la montagne, ils ont tué à coup de machettes tous ceux qui tentaient de s’interposer. Le sang giclait, les hurlements des suppliciés résonnent encore dans leurs oreilles. Ils ont brûlé les cases et les récoltes. Elle les a vus s’acharner sur sa maman et les autres femmes du village, les forçant malgré leurs cris. Elle s’est cachée derrière un buisson, recroquevillée sur elle-même, s’empêchant de pleurer. Ils ne l’ont pas vue, aveuglés qu’ils étaient par leur folie meurtrière. Depuis ce jour, Naghen ne sent plus bouger en elle son bébé et la douleur irradie son ventre meurtri, lancinante, croissante, insupportable.
Le bébé était mort avant d’être né. Naghen, l’avait compris et lorsqu’elle lui donna naissance, elle leur demanda dans un français maladroit, de la coucher dans la couverture qu’elle avait apportée, son seul bien, dans la forêt, bien profond, pour que les bêtes ne la trouvent pas. Elle se serait appelée Jana. Dahirou mourut aussi au bout de deux semaines malgré les soins et fut placé à côté de sa petite soeur. Bastien se disait que ça remettait bien des choses en place pour un médecin que d’être confronté à ses propres limites, alors qu’on a parfois le sentiment d’être invincible, et tout puissant....
Azziah passe le plus clair de son temps avec Bastien quand il ne travaille pas. Il lui apprend le français, elle est douée, vive, gaie. Elle lui apprend le nom des plantes de la savane où ils se promènent, sa main toute menue dans la sienne. Il a dessiné sur le sol un damier et ils jouent aux dames avec des cailloux.
Un jour, le ciel s’est fâché. Un déluge, des trombes d’eau, s’abattit sur le camp, transformant la terre battue en une bouillie collante, noyant les cases des patients, les rendant inutilisables, empêchant les hommes et les animaux de circuler dans la cour. Tous s’entassèrent dans le bâtiment hôpital, sous la galerie trempée.
C’était inhabituel pendant la saison sèche, Azziah dit à Bastien : « pourtant, il ne pleut jamais en janvier ». C’était vrai, mais il faut croire que les dieux courroucés, tenaient à montrer ainsi aux hommes qu’ils n’étaient pas les maîtres de leur destin...cela dura huit jours.
Février s’égrène, sur le même tempo. Travail, malades sauvés ou perdus, espoirs déçus, et petits bonheurs, jeux et promenades avec Azziah. La relève va bientôt arriver et Bastien partira retrouver sa vie, il faut préparer Azziah...
« Pourquoi tu t’en vas, tu ne nous aimes plus ? » Dans ce « nous » c’est « moi » qu’il faut entendre. «Emmène-moi avec toi Bastien, je serai très sage, je veux aller à l’école dans ton pays » Il lui répond qu’il n’a pas le droit de l’emmener, qu’elle a une maman qui aurait beaucoup de peine, elle n’a plus qu’elle, et qu’il ne saurait pas comment s’occuper d’elle, il n’a pas de femme et pas d’enfants et pas beaucoup de temps libre là-bas. Elle n’aimerait pas la ville, c’est trop bruyant, trop grand, trop froid et il n’y a pas de saccoglottis aux troncs biscornus, juste des érables sans feuilles l’hiver.
« Je ne t’oublierai jamais petite Azziah, et toi tu penseras à moi quand tu joueras aux dames avec ce petit garçon qui vient d’arriver et qui t’aime déjà beaucoup. Je te promets de revenir te voir un jour. On sera toujours liés l’un à l’autre par un fil invisible, tendu entre toi et moi et qu’on sera les seuls à voir. »
...La main d’Azziah dans la sienne, leurs larmes au moment du départ...
« A Paris, la température au sol est de 8° Celsius. Il pleut… »

De Marie-Josée Ablancourt